La richesse cachée des nations

Grand entretien avec Gabriel Zucman

Étonner la catastrophe
6 min ⋅ 18/02/2025

Bonjour Gabriel. Peux-tu te présenter et décrire ton activité de recherche et d’enseignement ? 

Bonjour Camille ! Je suis chercheur en économie, professeur à l’Ecole normale supérieure et à l’université de Berkeley en Californie. Mes recherches portent sur la mondialisation, les inégalités et la fiscalité – sujets que j’enseigne également à mes étudiants. 

Pourquoi t’es-tu très tôt intéressé à la question de l’évasion fiscale et des paradis fiscaux ? 

J’avais 21 ans au moment de la crise financière de 2008 et je cherchais à comprendre les causes de ce cataclysme. Cela m’a conduit à m’intéresser aux statistiques d’investissements internationaux, dans lesquelles on voit des centaines de milliards d’euros transiter par des territoires comme les îles Caïmans, les Bermudes ou le Luxembourg. 

Cela m’a intrigué et j’ai voulu comprendre quelle histoire se cachait derrière ces sommes extravagantes – le sujet de ma thèse de doctorat, que j’ai résumée dans mon premier livre, La Richesse cachée des nations. 

Mais au juste, c’est quoi l’évasion fiscale ?  À combien estime-t-on l’évasion fiscale au niveau mondial ?  

L’évasion fiscale, concrètement ce sont des impôts dont les très riches ou les multinationales ne s’acquittent pas, et que le reste de la population doit donc prendre à sa charge – soit en payant davantage elle-même, soit en subissant des coupes budgétaires pour les hôpitaux, les écoles ou les infrastructures publiques.   

Au niveau mondial, les sociétés multinationales délocalisent environ 1.000 milliards d’euros par an de bénéfices dans les paradis fiscaux : des profits qui ont été réalisés en France, au Brésil ou en Inde, mais qui atterrissent, comptablement parlant, en Irlande ou aux Bermudes. Les pertes de recettes fiscales qui en découlent sont considérables, de l’ordre de 200 milliards d’euros par an. Cela représente la moitié de ce dont les pays en développement ont besoin pour faire face aux enjeux du changement climatique. 

L’année dernière, tu as publié le premier rapport mondial sur l’évasion fiscale. Que disait ce rapport ? 

Que l’évasion fiscale n’est pas une loi de la nature ! Tolérer l’évasion fiscale n’est qu’un choix parmi d’autres. Tout comme les gouvernements peuvent choisir de l’accepter – voire parfois de la faciliter – ils peuvent aussi choisir de la combattre. 

Et de fait le rapport explique que sur certains sujets, de véritables progrès ont été réalisés depuis 10 ans. Depuis 2018, par exemple, il existe un échange automatique d’informations bancaires entre les paradis fiscaux et les pays comme la France – une révolution qui a rendu la vie plus difficile aux fraudeurs fiscaux.

Peux-tu expliquer simplement la différence entre évasion fiscale et optimisation fiscale ? 

Dissimuler sa fortune à l’étranger, ou bien ne pas déclarer des revenus que l’on a perçu : c’est de la fraude. Utiliser des niches fiscales – des possibilités offertes par le législateur pour réduire sa facture fiscale – c’est de l’optimisation. Jusqu’ici tout est simple.

La difficulté provient du fait qu’il y a tout un tas de pratiques d’optimisation/évasion qui sont dans une zone grise, ni parfaitement légales, ni parfaitement illégales. Comme créer des sociétés écran sans activité économique réelle, par exemple. 

Combien coûte l’évasion fiscale à la France chaque année ?

Cela se chiffre en dizaine de milliards pour un pays comme la France, même si pour être honnête il est très difficile encore aujourd’hui d’obtenir une évaluation rigoureuse qui intégrerait toutes les formes possibles d’évasion. 

Pour cela il faudrait davantage d’investissements dans notre administration fiscale, le développement d’un véritable programme de recherche procédant à des contrôles fiscaux randomisés (technique la plus fiable pour quantifier l’évasion), comme le font les Etats-Unis et le Danemark, par exemple.

Selon toi, pourquoi nos dirigeants ne sont pas déterminés à récupérer ces milliards? Où se situent les blocages ?

Le blocage principal tient au défaitisme qui s’est emparé de nos dirigeants et d’une grande partie de l’opinion. Je pense que la plupart des décideurs publics aimeraient sincèrement mieux lutter contre l’évasion, mais ils pensent qu’on est impuissant, que la mobilité du capital est trop forte, l’opacité financière invincible, la concurrence fiscale internationale une loi de la nature indépassable… Trop de gens se sont laissés convaincre par l’idée que dans un monde globalisé les acteurs économiques les plus mobiles trouveraient toujours le moyen de se soustraire au fisc. 

C’est quoi un paradis fiscal ? Et pourquoi dis-tu que la France est un paradis fiscal pour les milliardaires ? 

Un paradis fiscal c’est un endroit où on ne paye pas ou quasiment pas d’impôt. La France est un paradis fiscal pour milliardaires, car les milliardaires n’y payent quasiment pas d’impôt. 

Cela semble difficile à croire, et j’ai été la choqué la première fois que je l’ai compris. C’est pourtant le résultat de travaux on ne peut plus sérieux, menés par mes collègues de l’Institut des politiques publiques sur la base de données irréfutables.

Leur conclusion principale ? Si nos milliardaires partaient tous demain s’installer aux îles Caïmans, où il n’y a quasiment aucun impôt, leur facture fiscale baisserait à peine, et les pertes de recettes pour la France serait négligeables – de l’ordre de 0,03 % du PIB.

Est-ce vrai que les milliardaires paient proportionnellement moins d’impôts (toutes taxes comprises) que le reste de la population ? 

Parfaitement. Les Français payent dans l’ensemble beaucoup, tous prélèvements obligatoires compris (TVA, impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, cotisations sociales, etc.) : de l’ordre de 50 % de leurs revenus.

Pas de surprise, c’est le taux de prélèvements obligatoires de la France, qui reflète le choix que nous avons fait collectivement pour financer le modèle social auquel nous sommes attachés. Toutes les catégories sociales – les classes populaires, les classes moyennes, les classes moyennes supérieures, etc. – payent peu ou prou 50 % de leurs revenus en impôts.

Une seule exception : les ultra-riches (les contribuables disposant de plus de 100 millions d’euros de patrimoine), pour lesquels tous prélèvements compris le taux d’imposition s’effondre à 25 % environ, deux fois moins que pour les autres Français. En cause, l’évaporation, pour eux, de l’impôt sur le revenu – normalement pierre angulaire de la progressivité fiscale.

Concrètement, peux-tu nous expliquer avec le cas de Bernard Arnault et LVMH par exemple ?

Pour un individu comme Bernard Arnault, quasiment tout le revenu provient de dividendes. Il a ainsi touché en 2024 environ 3 milliards d’euros de dividendes LVMH, société dont il est l’actionnaire de référence.

Mais ces dividendes n’ont pas été fiscalisés : ils n’ont pas été soumis à la « flat tax » de 30 %. Pourquoi ? Car ils sont versés à une société holding familiale (une sorte de société écran), plutôt qu’à Bernard Arnault personne physique directement.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, cette manœuvre suffit à éviter l’impôt, et lui permet de réinvestir ensuite l’intégralité de ces 3 milliards, par exemple pour acheter encore plus d’actions LVMH, pour diversifier sa fortune, acquérir des biens immobiliers, ou racheter des journaux…. Tout ce que l’ont peut souhaiter vouloir faire, en somme, à ce niveau de fortune.  Tax free !

Tous tes travaux montrent qu’il est possible de lutter contre l’évasion fiscale. À ton avis, quelle est la principale mesure à mettre en place en priorité ? 

La priorité à ce stade est de mettre en œuvre un impôt plancher pour les ultra-riches, c’est-à-dire à s’assurer que quelles que soient les techniques d’optimisation auxquelles ils puissent s’adonner, leur contribution ne puisse descende en dessous d’un niveau incompressible. C’est l’approche la plus puissante car elle vient s’attaquer à toutes les formes d’évitement de l’impôt. 

Plus précisément, le projet que j’ai développé dans le cadre de la présidence brésilienne du G20 consiste à s’assurer que les milliardaires payent en impôt l’équivalent d’au moins 2 % de leur fortune chaque année. Ce n’est pas beaucoup, et pourtant cela rapporterait 250 milliards de dollars au niveau mondial. 

Et ça tombe bien, c’est cette mesure — la « taxe Zucman » — qui peut être votée à l’Assemblée Nationale ce 20 février. C’est quoi l’enjeu de ce vote ? On peut vraiment gagner ? 

L’enjeu est considérable, car pour la France ce dispositif rapporterait de l’ordre de 20 milliards d’euros par an (0,8% du PIB), recettes dont nous avons grandement besoin dans le contexte budgétaire actuel.  

Le texte a déjà été voté en commission des finances ; reste donc l’adoption en séance le 20 février. C’est tout à fait possible ! Une mesure similaire avait d’ailleurs été adoptée en novembre 2024 lors de la discussion du budget 2025, avant que celui-ci ne soit rejeté dans son ensemble.

Comment peut-on répondre à l’argument qui consiste à dire que les plus riches vont fuir la France s’ils sont davantage taxés? Est-ce un argument qui a déjà été vérifié empiriquement ? 

Cet argument est faible, car il y a de multiples façons de limiter ces risques d’exil fiscal. La France a une « exit tax », qu’elle pourrait encore renforcer. Les Etats-Unis taxent leurs citoyens où qu’ils vivent dans le monde. Sans être aussi extrême, la France pourrait s’en inspirer et considérer que pour les grandes fortunes ayant vécu longtemps en France et qui choisiraient de s’installer dans un paradis fiscal, l’impôt va continuer à s’appliquer pendant quelques années au moins après leur départ.

Avec la proposition de loi qui sera discutée le 20 février, il y a d’ailleurs un amendement de cette nature qui est proposé : l’impôt plancher de 2 % continuerait à s’appliquer 5 ans après le départ. Cela viendrait réduire encore davantage les flux d’exil fiscal, qui sont déjà en réalité très faibles. 

Et dernière question, tu n’aurais pas (à tout hasard!) une idée géniale pour que les dirigeants européens nous protègent des grands dangers que Trump et Musk font peser sur nous ?

C’est sur cela que je travaille ces jours-ci et c’est le sujet qui me passionne le plus. Trump veut nous bombarder de barrières douanières ? La réponse la plus puissante consiste à venir instaurer des barrières… sur les oligarques américains (et ceux des autres pays d’ailleurs) !

Concrètement, il faudrait conditionner l’accès au marché Français au fait de payer un minimum d’impôt : si Tesla veut nous vendre ses voitures, alors cette société devrait s’acquitter d’un impôt plancher en France, de même que Musk, son actionnaire principal.

Cette approche – un protectionnisme anti-oligarchique, en quelque sorte – pourrait révolutionner l’organisation de la mondialisation, et j’aurai plus à en dire dans les mois qui viennent. 

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Pour aller plus loin :

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Étonner la catastrophe

Par Camille Etienne

Camille Etienne est une militante écologiste, autrice et réalisatrice engagée dans la justice climatique et sociale. À travers ses prises de parole, ses films et ses écrits, elle sensibilise aux enjeux environnementaux et encourage l’action collective. Elle collabore avec des chercheurs, artistes et activistes pour proposer des alternatives concrètes aux modèles économiques et sociaux actuels.